dimanche 24 avril 2011

L’alchimie tribale libyenne

La nouvelle selon laquelle le colonel Kadhafi aurait ordonné à son armée de se retirer de la ville  de Misrata  pour y confier le rétablissement de l’ordre aux tribus qui lui sont loyales, permet de mettre en évidence la grande réalité tribale sur laquelle repose la vie sociale libyenne[1].  Le problème, lorsque l’on parle des tribus de Libye tient au fait que nous sommes en présence d’ensembles divisés en une infinité de clans et de sous clans aux alliances fluctuantes et aux zones d’habitat mouvantes. On recense ainsi environ 150 tribus et clans dont la plupart vivent éclatés sur plusieurs régions et dont les intérêts sont régulièrement contradictoires. Ces tribus ne constituent pas des blocs homogènes unanimement rangés dans un camp ou dans l’autre. Ainsi, au sein même des Gaddafa, la tribu du colonel Kadhafi, l’un des cousins de ce dernier, Ahmed Gaddaf al-Dam est passé chez les insurgés. S’agit-il d’une adhésion sincère ou d’une habitude bédouine de ménager une porte de sortie pour les siens ? L’histoire le dira.  Entre ces tribus et ces clans, les apparentements familiaux sont étroits, ce qui fait qu’en dépit des combats, les liens qui ne sont jamais rompus peuvent donc être renoués à tout moment. Deux exemples :

1) Les liens historiques et matrimoniaux entre la tribu des Gaddafa et certaines composantes des Warfallah sont anciens. Au mois de mars 2011, quand une majorité de clans warfallah abandonna le colonel Kadhafi, le chef de la branche warfallah de Beni Wallid  « capitale » historique des Warfallah déclara qu’il ne considérait plus Kadhafi comme un « frère ». Certes, mais les liens du sang demeurent qui permettront, un jour, de procéder à des retrouvailles…
2) Toujours au mois de février,  Seif al-Islam, fils du colonel Kadhafi, prononça un  discours télévisé dont la portée a échappé à bien des observateurs. S’adressant aux rebelles de Cyrénaïque, il parla de ses « oncles d’el Baida », un des bastions de l’insurrection et centre de la tribu des Barasa. La raison de cette adresse était claire : le coeur de la confédération tribale de Cyrénaïque est la tribu Barasa, celle de l’ancien roi Idriss ; or, la seconde femme du colonel Kadhafi,  Safeya Farkash al-Baraasa, mère de Seif al-Islam, est une Barasa. En parlant à « ses oncles d’el Baida», Seif al-Islam tentait donc de rallier le lignage de sa mère au régime de son père. 

Pour ce qui est des grandes tribus, à la date à laquelle ces lignes sont écrites (24 avril 2011), la situation est la suivante :   Les Warfallah (Werfella) qui forment la principale tribu de Libye et qui sont divisés en plus de 50 clans que l’on retrouve dans toute la partie septentrionale du pays, avec une assise en Cyrénaïque dans la région des villes de Benghazi et de Dernah, mais qui sont également présents en Tripolitaine, se sont majoritairement rangés dans le camp des rebelles. Plusieurs de leurs clans, notamment une partie de ceux résidant en Tripolitaine sont cependant demeurés loyaux au colonel Kadhafi. Pour mémoire, l’opposition entre certains clans warfallah, essentiellement ceux de Cyrénaïque, et le régime libyen, remonte à l’année 1993 quand plusieurs dizaines d’officiers accusés de complot furent arrêtés et certains exécutés. L’ensemble Maghara (al-Maghara) de Tripolitaine est en majorité demeuré fidèle au régime du colonel Kadhafi. Quant aux tribus du Sud, elles n’ont pas la même importance démographique que celles du Nord, mais elles sont demeurées loyales. Elles auraient à craindre des représailles de la part des insurgés de Cyrénaïque si ces derniers étaient vainqueurs car elles ont fourni au colonel Kadhafi ceux qu’ils nomment les « mercenaires », alors qu’il s’agit largement de Libyens « noirs », à commencer par les Toubou du Fezzan. Pour ce qui est des tribus berbères ou dites berbères, soit entre 10 et 15% de la population totale, la situation n’est pas homogène. Il est important de rappeler que le fond de la  population de Libye est Berbère (Amazigh) et que son arabisation s’est produite aux XI-XII° siècles, sous les Fatimides d’Egypte, avec l’arrivée des tribus bédouines arabes Beni Hilal et Beni Salim.Les Touaregs qui sont des Berbères, soutiennent le régime Kadhafi tandis que les Berbères de l’Ouest, notamment ceux de la région du djebel Nefusa et de la ville de Zwara vers la frontière tunisienne, comme d’ailleurs ceux de l’Est se sont clairement rangés du côté des rebelles.

Bernard Lugan
24/04/2011

[1] 15% seulement de la population du pays est détribalisée et vit en majorité dans les villes de Tripoli et de Benghazi (Al-Haram Weekly).

L'Afrique Réelle N°16 - Avril 2011


























SOMMAIRE :

EDITORIAL : Le printemps arabe a-t-il vraiment eu lieu ?

Actualité : Côte d'Ivoire
- La défaite de Laurent Gbagbo
- Abidjan : une ville ethno-politiquement cloisonnée

Dossier : Libye, la guerre de BHL et de l'Elysée ?

- La France dans le piège libyen
- La triple erreur de la France

Rwanda :
- Le général Tauzin parle

Idées :
- L'aide au développement a étouffé l'Afrique

mercredi 20 avril 2011

Actualité africaine

Radio Courtoisie - 29 mars 2011


Partie 1


Partie 2

Le printemps arabe

Radio Courtoisie - 29 mars 2011


Partie 1


Partie 2

Histoire du Maroc

Radio Courtoisie - 29 mars 2011


Partie 1


Partie 2


Partie 3


Partie 4

mercredi 13 avril 2011

Conférence de Bernard Lugan sur l'Afrique

Conférence pour l'Action française, 10 mars 2011


Première Partie


Seconde partie

lundi 11 avril 2011

Réflexions « à chaud » après l’arrestation de Laurent Gbagbo

En quatre mois de crise, Laurent Gbagbo n’aura commis qu’une seule véritable erreur politique, celle de déclarer la guerre à la France. Elle lui fut fatale. Revenons sur les trois jours qui firent basculer la Côte d’Ivoire afin de bien comprendre comment l’histoire s’est subitement emballée.

- Le samedi 9 avril, la zone de l’hôtel du Golf fut bombardée par les partisans de Laurent Gbagbo ce qui signifiait donc qu’ils disposaient encore de ces « armes lourdes» que la France avait pour mandat de réduire au silence afin de protéger les populations civiles.
- Le dimanche 10 avril, et bien que le camp Gbagbo eut dénoncé ces bombardements comme étant une provocation, les hélicoptères de la force Licorne attaquèrent la résidence présidentielle où ils détruisirent plusieurs véhicules armés. Les partisans de Laurent Gbagbo demandèrent alors aux miliciens de s’en prendre directement aux soldats français. A partir de ce moment, la force Licorne fut dans une impasse. Elle risqua même d’être aspirée dans un engrenage incontrôlable car le camp Ouattara la poussait à intervenir plus directement, cependant que le camp Gbagbo guettait son moindre faux pas pour pouvoir crier au néocolonialisme. Pour l’état-major français la priorité fut dès lors de sortir rapidement de ce double piège.
- Le lundi 11 avril, la solution fut trouvée par le haut, au terme d’une opération militaire parfaitement menée. Les hélicoptères français procédèrent à des frappes sévères qui réduisirent les derniers défenseurs de Laurent Gbagbo, cependant que d’autres troupes ouvraient le chemin aux forces d’Alassane Ouattara. Ce furent bien ces dernières qui pénétrèrent dans la résidence présidentielle et qui arrêtèrent l’ancien président. Mais sans le fort « coup de main » français, elles en auraient été incapables.

L’arrestation de Laurent Gbagbo ne doit pas faire oublier que la Côte d’Ivoire est coupée en deux et que toute création d’un gouvernement d’unité nationale ne serait que colmatage. De plus, Alassane Ouattara est, qu’on le veuille ou non, arrivé au pouvoir dans les fourgons de l’ancien colonisateur, ce qui ne va certainement pas renforcer son prestige aux yeux des 46% d’Ivoiriens qui ont voté pour Laurent Gbagbo lors du second tour des élections présidentielles. Toutes les informations sur la Côte d’Ivoire seront données dans le prochain numéro de l’Afrique réelle que les seuls abonnés recevront par PDF le 15 avril. Pour souscrire un abonnement annuel de 35€ donnant droit aux 12 numéros de l'année 2011.

Bernard Lugan
11/04/2011

jeudi 7 avril 2011

La France dans le piège ivoirien

Face à l’offensive des forces pro Ouattara clairement soutenues par la France, la stratégie de Laurent Gbagbo était claire : attirer dans Abidjan, loin de leurs bases, les colonnes de son rival pour les y écraser, comme le président Deby l’avait fait à N’Djamena avec les rebelles venus du Soudan. A la faveur des combats urbains, le « nettoyage » ethnique du quartier nordiste d’Abobo aurait ensuite été effectué. Parce que ses protégés nordistes allaient être défaits, l’Elysée ordonna à la force Licorne d’intervenir, ce qu’elle fit avec un grand professionnalisme, vengeant en quelque sorte les soldats français assassinés à Bouaké le 6 novembre 2004. Le plan de Laurent Gbagbo fut alors réduit à néant car les blindés constituant son principal atout furent pulvérisés ainsi que ses dépôts de munitions et la télévision nationale qui lui permettait de mobiliser ses partisans. L’armée ivoirienne capitula aussitôt. Raisonnant en Européens, Paris et Alassane Ouattara pensèrent alors que les jeux étaient faits. L’erreur d’appréciation était totale car quatre éléments n’avaient pas été pris en compte :

1) L’ « hétérogénéité » et le manque de professionnalisme des combattants pro-Ouattara, conglomérat de bandits de grand chemin, de coupeurs de route et de pittoresques chasseurs villageois.
2) Le fait que Laurent Gbagbo allait retourner la situation en sa faveur en prenant la posture du résistant nationaliste dressé contre l’ancienne puissance coloniale.
3) L’évidence que, dans tout Abidjan, ses partisans étaient prêts à la guérilla urbaine à laquelle les hommes de Ouattara sont incapables de s’opposer.
4) Enfin, et j’ose l’écrire au risque de paraître pour un déterministe, Laurent Gbago est un Bété, or les Bété, comme tous les autres Kru, reculent rarement.

L’urgence fut alors de forcer à capituler le président sortant, chaque jour passant renforçant sa posture. L’armée d’Alassane Ouattara en fut incapable en dépit de fortes déclarations qui n’étaient que rodomontades ; le mercredi 6 avril, elles furent même repoussées par la poignée de combattants restés groupés autour du bunker de leur chef. Le jeudi 7 avril au matin, au moment où ces lignes sont écrites, nul ne peut prévoir le sort de Laurent Gbagbo. Une chose est néanmoins certaine, quoiqu’il advienne, il a déjà politiquement gagné et cela pour trois grandes raisons :

1) La faiblesse et l’impuissance d’Alassane Ouattara sont apparues au grand jour.
2) Aux yeux de la moitié des Ivoiriens et de l’immense majorité des Africains, Alassane Ouattara va porter le péché originel d’avoir été mis au pouvoir par l’ancien colonisateur.
3) De plus en plus nombreux sont les pays africains qui dénoncent l’intervention française et qui demandent la reprise du dialogue entre les deux présidents. Or, parmi ces pays figurent ces deux « géants » que sont l’Afrique du Sud et l’Angola.

Si, de plus, Laurent Gbagbo perdait la vie dans les combats, il apparaîtrait alors comme un martyr et serait célébré dans toute l’Afrique comme un nouveau Lumumba. La France serait alors vouée aux gémonies. L’erreur des autorités politiques françaises est d’avoir une fois de plus refusé de regarder la réalité en face. Or, cette réalité est que la Côte d’Ivoire n’existant plus, la partition est devenue une évidence. Cramponnées au mythe européocentré de la victoire « démocratique » d’Alassane Ouattara, elles se sont au contraire engouffrées dans une impasse d’autant plus profonde que, pour la moitié des Ivoiriens, cette victoire n’est rien d’autre que la conquête du Sud par le Nord. Conquête qui ne réglera d’ailleurs aucun des problèmes de fond puisqu’ils sont ethniques et territoriaux et en aucun cas « démocratiques ». Il est désolant de devoir une fois de plus constater que l’impératif « démocratique » qui mène nos dirigeants comme des chiens de Pavlov, l’a emporté sur l’analyse. En Côte d’Ivoire comme en Libye, l’aveuglement idéologique conduit à la cécité politique ; donc à l’échec programmé.

Bernard Lugan
07/04/2011

samedi 2 avril 2011

Libye et Côte d’Ivoire : « bons » démocrates contre « méchants » dictateurs ?

En Côte d’Ivoire comme en Libye, ce ne sont pas de « bons » démocrates qui combattent de « méchants » dictateurs, mais des tribus ou des ethnies qui s’opposent en raison de fractures inscrites dans la longue durée. La Libye est essentiellement constituée de deux provinces désertiques, la Tripolitaine et la Cyrénaïque reliées par une route côtière le long de laquelle ont lieu des escarmouches sans contact direct que les journalistes qualifient pompeusement de « combats ». Dans chacune des deux provinces domine une coalition tribale. De l’indépendance acquise en 1951 jusqu’à la prise du pouvoir par le colonel Kadhafi en 1969, ce fut la Cyrénaïque qui exerça le pouvoir. La Tripolitaine domina ensuite. La révolte est un soulèvement ancré en Cyrénaïque, plus particulièrement autour des villes de Benghazi et de Dernah. Les autorités françaises ont reconnu ses dirigeants comme les seuls représentants du « peuple de Libye ». Un peu comme si la Catalogne s’étant soulevée contre Madrid, Paris reconnaissait les délégués de Barcelone comme seuls représentants du peuple espagnol… Réduits à leurs seules forces, les rebelles de Cyrénaïque ont montré qu’ils sont incapables de conquérir la Tripolitaine et même de tenir leurs positions. Il n’y a donc que deux solutions à cette guerre :

1) La « coalition » intervient en force, jusqu’à terre, comme le font actuellement les forces spéciales américaines et cela pour permettre aux rebelles d’avancer afin d’en finir avec le colonel Kadhafi. Le problème est que le mandat de l’ONU n’autorise pas les « puissances du bien et de la morale » à s’immiscer aussi profondément dans la guerre civile libyenne.
2) Comme le demande l’Union africaine depuis le premier jour, une négociation devra débuter car l’aviation de l’Otan interdira de toutes les façons aux forces du colonel Kadhafi de reconquérir la Cyrénaïque.

En Côte d’Ivoire où l’affrontement n’est pas tribal mais ethnique, le pays est plus que jamais coupé en deux et, comme il fallait hélas s’y attendre, les massacres y prennent une ampleur cataclysmique. Une offensive éclair dont on connaîtra bientôt les détails et les parrains a permis aux forces nordistes d’arriver jusqu’à Abidjan. Cependant, même si l’avantage militaire des partisans d’Alassane Ouattara était confirmé, la crise ivoirienne n’en serait pas réglée pour autant. En effet, si pour la presse occidentale cette victoire annoncée est vue comme celle du président « démocratiquement élu » contre le président illégitime, pour les 46% de la population ayant voté Laurent Gbagbo, l’explication est autre : aidé par la France et les Etats-Unis, l’ensemble nordiste musulman a repris vers l’océan une expansion bloquée durant la parenthèse coloniale. De fait, la coupure Nord-Sud entre le monde sahélien, ouvert et traditionnellement structuré en chefferies d’une part, et le monde littoral, forestier à l’Ouest, lagunaire à l’Est, peuplé d’ethnies politiquement cloisonnées d’autre part, est la grande donnée géopolitique régionale. L’actualité confirmant la géographie et l’histoire, les solutions qui ne prendraient pas en compte cette réalité ne sauraient régler la crise en profondeur.

Bernard Lugan
02/04/2011

vendredi 1 avril 2011

Mayotte : un Lampedusa français

Ce 31 mars, l’île de Mayotte est devenue le cent unième département français. Un département qui vivra au rythme de l’islam, religion de la quasi-totalité d’une population dont plus de 60 % ne parlent que le malgache ou le swa­hili. Cette décision a pour origine une pro­messe électorale du candidat Sarkozy, appliquée par une loi organique et une loi ordinaire promulguées le 7 décembre 2010. À aucun moment, on n’a demandé aux Français s’ils voulaient de ce nouveau département peuplé de 200 000 musulmans et payer de leurs deniers le coût de cette insolite opération. C’est d’ailleurs parce que l’issue d’une telle consultation risquait d’aller dans un sens contraire à la volonté présidentielle que l’opération a été faite en cachette. En 1962, quand il fut décidé de donner l’indépendance à l’Algérie et donc d’amputer le territoire français des départements algériens, un référendum sollicita l’accord du peuple français ; de même quand on changea le statut de la Nouvelle-Calédonie. Pour Mayotte, rien de semblable : seuls les Mahorais ont été consultés par référendum. Le 29 mars 2009, ils ont ainsi répondu à 95 % “oui” à la départementalisation, 39 % du corps électoral s’étant abstenu. Les Français vont donc découvrir avec stupéfaction qu’à Mayotte, les fêtes musulmanes sont chômées, que les horaires de travail sont alignés sur ceux du ramadan et que leurs compatriotes mahorais qui le demanderont conserveront leur statut personnel, la justice devant alors leur être rendue par des magistrats français, non selon le droit français, mais conformément au droit coutumier ! Certes, celui-ci est appelé à disparaître, mais de manière progressive, et qui sait combien de temps le droit français devra composer avec un statut personnel dérogatoire au code civil et à la laïcité, très proche de la charia, qui prévoit la polygamie ainsi que la répudiation des femmes ? D’autant qu’à Mayotte, il n’y a ni état civil, ni cadastre ; noms et dates de naissance y sont incertains, ce qui va évidemment favoriser l’obtention de faux papiers et donc l’immigration-naturalisation.
Les Français vont rapidement constater que Mayotte est une pompe aspirante pour l’immigration régionale. L’immigration clandestine y est en effet considérable et in­contrôlée, puisque, pour une population estimée à 200 000 personnes, on compte au moins 60 000 clandestins. En 2010, le nombre des reconduites à la frontière y a atteint le chiffre effarant de 26 405, dont 6 000 enfants qu’il ne sera plus possible d’expulser après la départementalisation. Durant les vingt premiers jours de janvier 2011, 40 bâteaux ont été interceptées avec au total 2 000 personnes à bord. Les Comoriennes viennent accoucher à Mayotte d’enfants devenant automatiquement citoyens français, ce qui rend la famille inexpulsable. La maternité de Mamoudzou est ainsi la plus importante de France, avec 7 000 naissances annuelles, 65 à 75 % d’entre elles étant issues de l’immigration clandestine. Les avantages sociaux dont jouissent les Mahorais exercent déjà un attrait irrépressible pour les Comoriens ; or, la départementalisation, qui va progressivement aligner les droits sociaux des Mahorais sur ceux des métropolitains, ne fera qu’augmenter cette attirance. À ces migrants de proximité s’ajoutent désormais ceux venant de la région des Grands Lacs et de toute l’Afrique orientale. Mayotte va donc servir de porte d’entrée vers la métropole, d’autant plus que les associations de soutien aux immigrés vont désormais y exiger le respect des procé­dures. Les expulsions de masse vont donc devenir impossibles. C’est donc un gigantesque Lampedusa que nos responsables politiques viennent de créer. Parlons vrai: pour beaucoup, la départementalisation, c’est d’abord l’alignement sur les prestations sociales françaises, puis l’attente des retombées de la manne européenne dès que l’île sera devenue Rup (région ultrapériphérique). Déjà, les revendications se font jour parmi les fonctionnaires et les enseignants d’origine mahoraise, qui exigent la départementalisation du système éducatif au plus tard au mois d’avril, avec l’indexation des salaires, la prime de résidentialisation, comme pour leurs collègues métropolitains détachés, la titularisation des contractuels, la reconstitution des carrières pour l’intégration dans le corps des professeurs des écoles. À terme, le coût annuel de Mayotte pour la France est estimé à environ un milliard d’euros. Le seul budget de l’éducation dépasse les possibi-lités locales de financement. En 2010, 81 506 élèves, dont les clandestins, étaient ainsi scolarisés. Dans le seul domaine éducatif, l’effort annuel de l’État atteint déjà plus de 260 millions d’euros et les besoins ne feront que croître. L’idée de faire de Mayotte un département français est donc totalement irresponsable. D’autres solutions existaient pourtant, qui permettaient de sauvegarder les spécificités mahoraises et de garantir l’appartenance de l’île à la France. Désormais, il est trop tard. 
 
Article de Bernard Lugan paru dans Valeur Actuelles le 31 mars 2011.

Reproduit avec l'aimable autorisation de Valeurs actuelles

Libye : démocrates ou djihadistes ?

Avant d’intervenir militairement en Libye, peut-être eut-il été sage de s’interroger sur la véritable nature des insurgés et du CNT (Conseil national de transition) qui les fédère. Un rapport[1] présenté en 2007 devant la prestigieuse académie militaire de West Point aux Etats-Unis, nous apprend en effet que la Cyrénaïque, épicentre de la révolte contre le colonel Kadhafi, fut un des principaux foyers de recrutement des combattants islamistes engagés en Irak. Des documents saisis à Sinja, le long de la frontière syrienne au mois d’octobre 2007 et qui contiennent une liste de 600 combattants membres d’al Qu’aida ou se réclamant de cette nébuleuse, indiquent ainsi que 112 d’entre eux étaient Libyens, les trois-quarts originaires de Cyrénaïque. Cette région présentant la particularité d’abriter une importante densité de djihadistes, la question primordiale était donc de savoir quels liens éventuels ces derniers entretiennent avec les insurgés et avec le CNT. Cette interrogation était d’autant plus légitime que les noms de plusieurs des 30 membres de cet organisme  sont tenus secrets, officiellement pour des raisons de « sécurité ». N’eut-il donc pas été prudent d’attendre d’avoir les réponses à ces questions avant de reconnaître le CNT comme seul et unique représentant du « peuple libyen » insolitement ramené par Nicolas Sarkozy à ses seules composantes cyrénaïques ?
Un minimum de culture historique aurait de plus permis de savoir que la Cyrénaïque a une tradition islamiste ancienne remontant à l’époque de la confrérie sénoussiste et que la région a toujours été en conflit tribalo-religieux avec la Tripolitaine. Depuis sa prise de pouvoir en 1969, le colonel Kadhafi a eu du mal à s’y imposer et les fondamentalistes qui y sont légion l’ont toujours considéré comme une sorte de Nasser libyen, ce qui, pour eux est le comble de l’abomination. Les militants islamistes et notamment ceux se revendiquant de la nébuleuse al Qu’aida combattent en effet tous les Etats musulmans, en premier lieu ceux qui peuvent avoir une coloration nationaliste, car, à leurs yeux, ils empêchent la reconstitution du califat transnational auquel ils aspirent. Les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont, hier, soutenu les Frères musulmans contre le colonel Nasser ; aujourd’hui, rejoints par la France, ils cherchent à faire tomber Kadhafi. Il ne reste donc qu’à espérer que cela ne se fera pas au profit de la Jama-ah al-libiyah al-muqatilah ou Groupes armés libyens (Libyan Islamic Fighting Groups - LIFG), organisation s’étant déclarée en 2007 comme la branche locale d’al Qu’aida avant de s’affilier à Aqmi (al Qu’aida au Maghreb islamique). L’inquiétude est légitime car la LIFG recrute au sein des alliances tribales de Cyrénaïque auxquelles appartiennent également les membres du CNT. A l’issue de cette guerre déclenchée hâtivement et quoiqu’il puisse advenir du colonel Kadhafi, qu’il soit tué ou qu’il parte pour l’exil, comment s’organisera la Libye de demain ? La Tripolitaine et la Cyrénaïque se combattront-elles, se partageront-elles le pouvoir ou bien l’une l’emportera t-elle sur l’autre ? Le pire n’est certes jamais certain, mais gouverner étant prévoir, nous aimerions pouvoir croire que les autorités françaises ont véritablement pris en compte l’hypothèse de l’apparition de guerres tribales et claniques, comme en Somalie. Ont-elles également bien évalué le risque islamiste en Cyrénaïque, éventualité qui ouvrirait un espace inespéré pour  Aqmi qui prospère déjà plus au sud dans la région du Sahel ? Il est permis d’en douter tant cette guerre aux motifs officiellement éthiques apparaît à la fois improvisée et sans but réel.

Bernard Lugan
30/03/2011

[1] Joseph Felter ; Brian Fishman (2007) Al Qua’ida’s Foreign Fighter in Iraq : A First Look at the Sinja Records. West Point, US Military Academy, december 2007.